samedi 9 mai 2020

INTRODUCTION


INTRODUCTION

I.

Une nuit parmi tant d'autres, un homme met le feu à un bâtiment ou un village au hasard, puis se met à danser. Quelle persuasion a transformé cet improbable dessein en une possibilité incarnée, à ce point qu'elle en devienne la marque de sa touche ?

Un autre, en enfilant de longues robes d'auto-déification, convoque une milice ou une légion occulte. Quels principes populaires, quel théologie totémique peut donc avoir amené cette série incompréhensible à la surface de son esprit-corps ?

Une femme se déclare l'ennemie de quelques dieux archaïques et fait remonter la lame de son poignard sacré dans son avant-bras, le lacérant. Qu'est-ce qui l'autorise à percer les cieux ?

Ces questions doivent trouver une réponse, égard à tous ; elles doivent être approchées à travers un practicum détaillé de manie, puis délibéré vers inflexion, gestation et incision.

Omnicide : le meurtre de tout. Quel enchantement miniaturiste amènerait quelqu'un à mettre fin au monde. A l'heure où des actions "catastrophiques" initiés par quelque obscure figure (rebelle, mystique, insurgée, félonne, artiste) la panique socio-discursive qui découle de ces actes sert seulement à drapper la question la plus pressante de comment ces gens ont pu être capable d'une telle chose - comment non pas dans une éruption de morale scandalisée, mais dans le sens d'une prédestination d'une inévitabilité accomplie.

Quels mots ou impulsions ont effectué la tâche vitale d'incomber ces actes ?
Nous devons donc commencer à compiler un inventaire de désillusions incandescentes - les dérangements personnels, mythes, histoires et légende qu'on doit se raconter avant de devenir un dangereux phénomène (une base de donnée maniaque).

Il ne faudrait rien de moins qu'un catalogue de réinventions folles de subjectivités dans un monde déjà fou, transpirant sous la guidance de celles et ceux qui s'égarent eux-même : celles et ceux qui revendiquent des honneurs autres, des missions et des généalogies en création.

Là doivent converger toutes les narrations et généalogies du soi les plus périlleuses qui transformerait une femme ou un homme en armement, en engin explosif improvisé, toutes les manipulations précautionneuses qui fournissent la base précise d'une licence philosophique à outrepasser.

Le mensonge devient alors une méthodologie-de-l'au-delà, un calcul malin, une formule d'invocation, d’exécution et de concrétion ; une anormalité exponentielle; le semblant exact qui occasionne la blessure, enfonçant l'indéniable dans une torsion qui nous plie au travers du dos.

Quelque soit la justification qui marche, quelque soit le tournant hypnotique qui accomplisse les choses.

Pour cela nous devons apprendre à fluidifier les métriques autrement rigides de l'indisputable. Comme dit l'adage : on ne peut pas polémiquer avec un résultat.


En essence, nous cherchons une archive pour nous aider à examiner comment l'on peut se convaincre d'arriver à des conclusions autres que celles du sens commun, à étudier l'architecture trompeuse de la pensée que l'on se construit autour de sa propre image pour devenir un déviant ou un grain de sable menaçant les équilibres.

Hypocrite, charlatane : cette identité s'est offerte en tribut aux plus puissantes contre-vérités.

Le costume hypnotisant que la perception doit porter afin de renverser le régime d'une existence héritée (fiction individuelle contre fiction universelle) mi-sorcellerie, mi-forge. On pourrait appeler ce processus un "devenir-iréel".

La modernité elle-même, au moment d'entrer dans l'âge de la simulation, a apparemment ouvert la boîte de Pandore, nous laissant prompts à être dévoré, comme ça le semblerait par des humains-devenus-visions (figure du doublement impensable).

En conséquence il suffira de cosmologies aériennes pour développer ce que nous allons développer ici (des cosmologies du souffle, du vent et de la fumée pâle).

C'est le nouveau théâtre de la guerre, en pleine fabrication de sublimités malicieuses. Ce n'est plus le seigneur de guerre qui deviens cauchemar, c'est le cauchemar qui deviens seigneur de guerre. La colère de l'abstraction, le hoquet millénariste. La bonne fable suffit à tout mettre en danger.

L'ancienne incantation araméenne - Abra Cadabra - (Je crée ce que je dis) pourrait être le nom de ce qui distingue radicalement le sujet omnicidaire (pratiquant l'ensorcellement) dont la langue-qui-devient-main-qui-devient-monde, du sujet trop-humain de l'époque actuelle qui s'enfonce toujours plus dans un degré médian d'affect.

Cette distinction n'est rien de moins qu'une confrontation sismique entre les asservis d'un vieil ordre mondial et historique du réel et les éveillés envigorés de cette volonté de faire illusion, et les échafaudages conceptuels qu'ils se construisent furieusement : des émergences disparues contre des disparitions émergentes, la paralysie nihiliste contre le ravissement nihiliste, le sérieux ironique contre une sévérité artificielle, la conformité démocratisée contre l'aristocratie apocalyptique.

La terreur de ces derniers (apologues du brouillard postmoderne) est que la thématisation d'un phénomène témoigne de l'obsolescence du phénomène en lui-même, de façon à ce qu'une notion ne peut-être énoncée qu'une fois son arrêt de mort signé. Dans ce contexte, l'avènement de la pensée marque l'évanouissement irréversible de la possibilité : on ne peut conceptualiser révolution qu'une que de véritables révolutions aient cessées d'exister, l'inconscient ne devient plausible qu'une fois qu'il se soit mis à s'amenuiser de la strate psychique, et le futur n'est sensible à la théorisation une fois seulement qu'il ait disparu des rayons du magasin.

De l'autre côté, on a la conviction omnicidaire (celle du compulsif, de l'excité) que chaque idée nouvelle signale l'approche, le nuage de mauvaise augure et le déchaînement de l'attaque d'une exception qui nous enfoncera l'incombustible, l'apyre au cœur, ce qui ne peut être accepté car cela voudrait dire accepter l'extinction de notre race toute entière.
Dans ce second contexte, la pensée scellerait des potentialités indésirables dans l'infestation de toute chose : car ces parangons et images n'apparaitraient qu'une fois l'horizon terrible à l'aube de l'évènement ait déjà commencé à s'enflammer. 

Cela nous amène, dans les faits, à l'engagement performatif du néo-magique bien que défait de ses anciennes affiliations : le prophétique sans la transcendance (car aucune force supérieure ne doit intervenir), le miraculeux sans croyance (car aucun acte de foi n'est requis), le sacré sans loi (car aucune structure dogmatique ne peut dompter son arcade extasiée). Simplement sont engagées les plus maigres mixtures d'anomalie, de révélation et de désastre.

Et où pourrions nous chercher des illustrations tangibles par lesquelles naviguer dans ce labyrinthe de dynamisme omnicidaire ?

Il y a déjà des cartographies et des schémas d'éventualité fataliste (la quête de la ruine) à n'en plus compter dans l'histoire de la littérature mondiale moderne, et pratiquement à chaque fois on peut les trouver aux niveaux de la rencontre des stries de manie et de cruauté.

 L'arrivée d'une fixation mineure (une attraction de la contemplation fascinée vers quelque objet, image, sensation ou caprice) s'étend de plus en plus et mute en une articulation létale, de manière à ce que le désir tombe en collusion instantanée avec ce qui peut causer la mort.

Dans La Chouette Aveugle, le chef d’œuvre de l'iranien Sadegh Hedayat, les étreintes les plus sanglantement écarlates d'iomanie (l'obsession du poison) s'infiltrent pour frayer le chemin d'un amicide (le meurtre d'un.e amant.e). Dans La Femme des Sables du Japonais Kobo Abe la descente vers l'ammomanie (l'obsession du sable) se réalise en une sorte d'hospiticide (le meurtre d'un.e hôte)

Dans La Couleur de l’Été du cubain Reinaldo Arenas, la montée de sa thalassomanie (l'obsession de la mer) amène un type particulièrement nerveux de nosticide (le meurtre de la patrie). Plus encore dans chacune des nouvelles de l'irakien Hassan Blasim, on peut localiser les nombreux croisements entre une certaine aggravation ou curiosité et l'escalade dans la palpitation d'une décision d'annihiler tout autour : dans une histoire, la mélomanie (l'obsession de la musique) culmine en un patricide (meurtre du père); dans une autre la bibliomanie (obsession d'un éditeur) amène à rendre inévitable un xénocide (le meurtre d'un étranger); dans une troisième histoire l'iconomanie (l'obsession des portraits et ici des images virtuelles) d'un conducteur d'ambulance fait naître en lui un mouvement autrement interdit qui le conduira au dominicide (le meurtre d'un maître) et au vaticide (le meurtre d'un prophète); et enfin dans une quatrième histoire, on peut suivre les pistes de collection de l'autonomatomanie (l'obsession des statues anthropomorphes) d'un jeune fou et ce qui l'entraine à un vaste urbicide (le meurtre d'une ville).

La liste se poursuit comme à travers un continuum infini : la dendromanie (l'obsession des forêts) de Franz Kafka, le duel de l'agromanie (des espaces ouverts) et de la clithromanie (des espaces clos) de Samuel Beckett, l'uranomanie (des cieux, paradis et divinités) d'Antonin Artaud; la somnomanie (du sommeil) de Yasunari Kawabata; la pétramanie de Yukio Misihima (des anciens monuments); la xyromanie (des rasoirs) de Sargon Boulus; la tératomanie (de monstruosité) d'Unica Zürn; la fumnomanie (l'obsession de la fumée) de Fernando Pessoa; la crystallomanie (des cristaux) de Clarice Lispector; la nihilomanie (du néant) de Laszlo Kraznahorkai.

Ce sont là des estimations circonscrites, certainement; il y a des réservoirs inépuisables de fanatisme, qui n'en dissimule pas moins l'orée d'un gouffre ou d'une abysse. Il faut se méfier des crevasses sous les eaux. L'équation de chacun de ces aventurées textuelles: d'un côté l'entransement, la séduction, l'ivresse; de l'autre l'extinction, la suffocation, le meurtre.

Aucune place forte ne demeure; aucune tyrannie ou droit à la permanence. Mais pourquoi est-ce que chacune de ces trajectoires fugitives de dévotion doivent tomber sous l'influence d'une pulsion prédatrice ? Le seul modèle d'apothéose est-il le somptueux, le nécrotique ? Si l'on s'en tiens à l'avertissement de Nietzsche que l'artiste "oublie la plupart des choses pour en faire une seule. Il est injuste envers ce qui est derrière lui[...]"(1), on peut commencer à comprendre l'équilibre chancelant, le sombre commerce, entre la soif du précisément particulier et la compulsion à éteindre.

De ce point de vue inéluctable, on peut concevoir de nombreuses motivations à l'omnicide : 1- pour faire offrande du monde appesanti à l'objet de la manie (afin d'offrande mortuaire). 2- pour enlever tous les obstacles de la voie à l'objet de la manie (par volonté de protection vigilante) 3- priver le monde de l'objet de la manie (pour accumuler, thésauriser par dépit) 4- pour élever l'objet de la manie à l'exclusivité finale (à une solitude incomparable).


Et ainsi chacun des exemples ci-dessus nous amène un réflexe d'inhalation-exhalation : plus spécifiquement, ensemble ils balisent les canaux toujours sinueux et pourtant viable entre un univers attractif (d'adoration, de vénération, d'intoxication et de stupeur) et un instinct primordial à engendrer l'oubli au delà de cet univers (à travers la haine, l'envie, l'indifférence, la rage ou l'oubli). Tel est le lien singulier entre la folie et la vengeance, une explication prescriptive pour les origines à la fois du terrorisme et de la poésie.
Dans chaque cas, il n'y a pas d'échappatoire à l'impératif d'étudier cette charade dans toute sa complexité mystifiante, marcher sur la corde tendue à travers laquelle un état de délire solitaire peut donner forme à une voie dérobée vers l'effacement du monde.

Le Mouvement de la Cause Perdue.






(1) : De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie, Friedrich Nietzsche, 1874, 1,





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