dimanche 24 mai 2020

INTRODUCTION

II

Il faut que quelque soit ardemment désiré, et quelque chose doit en payer le prix (on peut y voir un pont vers ce que les Stoïques appelaient ekpyrosis; le bûcher de toutes choses) ...

Pour s'embarquer dans cet étrange balancier, au delà de l’Éros et du Thanatos, il nous faut rechercher le cœur même d'une logique de sentence exaltée (la reconnaissance, l'épreuve). Et il faudra pour cela aller plus loin que de se contenter de dresser une simple symptomatologie. Il va sans dire que la topographie affective et les implications de la manie sont suffisamment claires pour les "autorités" : une accélération du cours de la pensée (fuite d'idées), une humeur élevée (expansivité, insatiabilité, espièglerie et envie de jouer, gestes énergiques, agitation); hypersensibilité (excitation, provocation, propension immanente à partir au quart de tour); hyper-expressivité (débordement de langage et de débit de parole); intentionnalité et orientation des plus strictes (rigidité exacerbée, cibles précises); insomnie (ultra-vigilance, concentration, distension de la perception du temps); triomphalisme (projection théâtrale de soi, exubérance, valorisation immense du but fixé); prise de risque (impulsivité, témérité, recherche destructrice de plaisir); filtrage psychique (lié à la schizophrénie, la bipolarité, au trouble obsessif-compulsif, aux illusions de grandeurs et de persécution).

Tout cela est bien beau mais complètement insuffisant. Non, il faut vouloir déchiffrer l'ultimatum sous ses propres termes.

Pour entreprendre son ingénieuse Psychanalyse du Feu, Gaston Bachelard est parti de vers de grands pyromanes (l'obsession du feu) et quand il a enquêté sur les pathologies secrètes de la pluie et du tonnerre il a invoqué les calamiteuses voix littéraires de brontomanes (l'obsession des tempêtes). Seules ces emphases textuelles pouvaient fournir les points d'entrée nécessaires en un domaine d'intériorité qui se forge lui-même un dehors radical.

Et où cela a mené ? A l'oblitération de la psyché même aux mains d'un nouveau paradigme du rêve nocturne: "Le rêve de la nuit ne nous appartient pas. Ce n’est pas notre bien. Il est, à notre égard, un ravisseur, le plus déconcertant des ravisseurs : il nous ravit notre être. Les nuits, les nuits n’ont pas d’histoire."(1) A l'intrigue, au vol et à l'effraction et à la défaite de l'esprit.

Bien loin des rêveries parisiennes de Bachelard, le romancier lybien Ibrahim Al Koni creuse ses propres définitions d'autres mondes dans ses méditations sur le désert. Quand il fixe la région aride qui s'étend devant lui - son excès, son gâchis, ses nombreuses natures stériles - une fine ligne se trace entre ambulomanie (l'obsession de marcher)  et l'androcide (l'extermination de la race humaine). Ce qui semble au premier regard n'être que des allégories peuplées de devins, d'anciens des tribus, de bergers et de bédouins sont en fait des hymnes à un code saharien plus profond. Au sein d'un véritable mausolée d'écriture, il suffit de deux passages cryptiques tracés par les mains d'un vieux conteur, pour montrer la voie.

D'abord le désir (d'errer, de dériver, de digresser sans but) doit être inscrit :

"Le désert c'est un paradis. La civilisation, une ville sans âme, c'est l'enfer. [...] La communauté humaine est très tôt divisée en deux tribus, si différentes qu'on aurait pu dire qu'elles viendraient de deux mondes complètement différents. Cela a évolué au fil du temps et nous a donné la tribu des nomades et la tribu des sédentaires. Le capital de la tribu nomade c'était la liberté. N'ayant pas d'attaches à un endroit défini, ils se sont tournés vers la contemplation ... Le capital du peuple des sédentaires c'était la possession et tous les désastres que la possession entraîne à coup sûr [...] Voilà pourquoi l'esprit chez les sédentaires est mort."(2)

Puis le moment de faire périr :

"Alors Caïn escalada le rocher sur le côté le plus plat, et dans un rire sauvage face au soleil, il se pencha sur la tête du berger qui pendait là. Le prenant par la barbe, il passa le couteau sous son cou d'un geste exercé du meurtrier de tous les troupeaux de gazelles de l'Hamada Rouge [...] Les djinns attachés dans leurs grottes répandirent leurs lamentations et la montagne se déchira. La face du soleil devint sombre et les rives de l'oued s'évanouissairent dans le désert éternel. Le meurtrier jeta la tête sur une pierre plate en face du rocher [...] La tête coupée du corps murmura : "Le fils d'Adam ne sera rempli que de poussière." (en attente d'accéder à la tradition éditée du Saignement de la Pierre d'Ibrahim Al Koni).

Nous écoutons chaque ligne avec attention, car l'auteur prend garde à dénoter les nombreux hurlements et glapissements de la part d'observateurs postés en périphérie, bien qu'il n'y ait aucun cris ou gémissement ni même la moitié d'un soupir qui ne s'échappe des lèvres du supplicié. Aucun lexique, aucune émanation de résistance, rien, car la nécessité et le coût sacrificiel de cet évènement est tacitement accepté.

C'est le silence euphorique du martyr.

Il nous faut alors qualifier de presque parfaite, l'injonction du réalisateur d'A Bout de Souffle : "Devenir immortel et puis mourir."

Ou mieux encore, il nous faut le faire résonner avec encore plus de gravité ; "Faire mourir et ainsi devenir immortel". Voilà ce à quoi il faut se préparer à commettre pour honorer l'objet final de la passion : torrent-intensité, apparition, ce transfert intime ou cette déportation ne peut s'accomplir qu'à travers les échafauds. 

Voilà comment "la seule vraie chose" (elle même toujours conjuration) gagne son éternalité.
Même les contes pour enfant révèlent l'intersection permanente du beau et du grotesque qui mènent aux destinations omnicidaires. Quand on est perdu dans les bois ou que l'on plonge dans le terrier du lapin blanc vers le pays des merveilles, il n'y a plus de catégories morales d'apparences (le méchant peut être ravissant, le héros hideusement déformé) mais plutôt des vecteurs intimidants de conspiration et de combat. Et bien qu'ils semblent parfois former des dichotomies entre le bien et le mal, ils travaillent de concert au service de l'informité qui entoure ces histoires.

La première règle de l'imaginaire : les enfants qui s'enfuient sont à la fois effrayés et rivés par des formes telles qu'ils ou elles n'en ont jamais vu auparavant, qui les pourchassent à travers la désolation vers ce qu'il y a au delà et qui en réalité ici et maintenant.

Deuxième règle de l'imaginaire : les enfants qui s'enfuient perçoivent la tendance qu'ont tous les charmes à se révéler fatals, que toutes les fascinations peuvent devenir omnicidaires si le temps et l'opportunité leur étaient laissées.

C'est ainsi que cette enquête archéologique tirant un fil de pensée fragile très particulier nous positionne au point où l'on part du monde, et où l'on emporte le monde avec soi, dans une glissade vers l'infinitésimal.
La dernière conflagration s'étend des dernières flammes d'une braise esseulée, d'une allumette craquée une nuit à travers la métaphysique d'un amant ou d'une amante (des escaliers, des miroirs, des diagrammes, des horloges, des fantômes, de l'or etc...)

N'importe quel chose peut servir à défaire le tout, chaque facette de chaque souhait a priori innocents, qui ayant atteint sa plus haute élévation, glisse inexorablement vers le degré zéro où personne ne vit - autrement dit le Quelqu'un devenu Personne. Car il ne faut pas s'y tromper, Ça vit là, se nourrit là, se délecte et meurt là. Ça tiens le trousseau de clefs et s'écroule sous leur poids. Le maniaque est peut-être le seul à véritablement tenir sa promesse.

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