lundi 25 mai 2020

INTRODUCTION

III 10:10 Méthodes pour entrer en folie

L'approche qu'il convient d'adopter pour un livre des manies est de montrer sa détermination à rentrer dans les situations difficiles qui arrivent par la manie et appliquer  des styles maniaques, à adopter le dur rythme propre à la manie et boire l'eau de ses puits dangereux d'inspiration (il faut prendre un risque afin de survivre).

Le premier élément de la procédure est de poster dix auteurs et autrices bien distinctes avant chaque trajectoire maniaque, et à chaque fois d'extraire ses dix voix récurrentes le cristal d'un unique passage littéraire qui nous permettrait de gagner le terrain nécessaire pour prendre pied dans cette zone isolée donnée.
Ainsi le ratio est simple bien que fractalement dérangeant: une catégorie maniaque; dix auteurs et autrices; dix citations choisies qui restent en suspend comme des pièces de puzzle ou des indices hiéroglyphiques à déchiffrer, méjuger ou dont il faut inventer le sens.
Les dix écrivains et écrivaines qui composent cette configuration sont, et ce n'est pas accidentel, droits extraits de la turbulence de la littérature contemporaine du Moyen-Orient : Sadegh Hedayat (Iran); Réda Bensmaia (Algérie); Adonis (Syrie), Joyce Mansour (Egypte); Forugh Farrokhzad (Iran); Ibrahim Al-Koni (Lybie); Ahmad Chamlou (Iran); Ghada Samman (Liban); Mahmoud Darwish (Palestine) et Hassan Blassim (Irak). Une avant-garde dont les cœurs battent en syncopes maniaques. A chaque round, le rituel se renouvelle : afin de poursuivre dix ombres différentes le long des murs de leurs corridors respectifs; avaler dix élixirs différents; de sauter de dix immeubles de spéculation différents.
Leur maitrise (de cruelle sagesse) est peut-être sans égale et c'est donc à chaque fois que nous retrouvons ces dix figures, à chacun de ces tournants insensés, que nous les appelons pour ouvrir le chemin.
Le deuxième élément de la procédure est de fabriquer une machinerie interprétative ou former un art martial et des multiples techniques à tenir à sa disposition : dans certains cas, nous suivons un passage par toucher néo-phénoménologique (en dénotant les contours descriptifs et sensoriels à la surface), en d'autres endroits nous prenons une route narrative (en déplaçant l'attention du narrateur ou de la narratrice vers des changements de situation, des arcs d'action et au jeu crucial d'atmosphères et d'objets.); encore ailleurs, la méthode suit des fils conceptuels (traçant les implications d'une idée unique jusqu'à ses bordures les plus étranges), ou plutôt se concentre sur une figure conceptuelle (le voleur, le mendiant, le prophète) elle-même personnification d'une technique ou d'une perspective précise; similairement, quand chargé de signification contre-intuitive, le regard critique suit un registre poétique, retraçant un mot ou une phrase choisi pour la replacer dans ses étymologies les plus riches ou pour la projeter dans ses malédictions les plus sournoises, veillant aux infimes inflexions de langage, de ton et d'énoncé. Enfin il y a des endroits où la pensée doit se déployer de façon bizarrement associative, en prenant des détours apparemment triviaux, en se plaçant dans des décors périphériques et en forgeant des connections uniques avec les autres philosophies, mythologies, théologies, cosmologies, philologies, numérologies, contes de fée, mysticisme, archives occultes, paradigmes esthétiques, systèmes symboliques, avancées scientifiques, superstitions et pratiques magiques quelles qu'elles soient que l'on peut aller piller à travers ces paysages d'expériences.

C'est par ces moyens que l'on gagne en vitesse et en complexité dimensionnelle. C'est comme cela que l'on établit l'état d'esprit adéquat (c'est le rôle du gourou, du conspirateur, du visionnaire) de manière à ce que la pensée devienne l'arsenal d'un projet.

dimanche 24 mai 2020

INTRODUCTION

II

Il faut que quelque soit ardemment désiré, et quelque chose doit en payer le prix (on peut y voir un pont vers ce que les Stoïques appelaient ekpyrosis; le bûcher de toutes choses) ...

Pour s'embarquer dans cet étrange balancier, au delà de l’Éros et du Thanatos, il nous faut rechercher le cœur même d'une logique de sentence exaltée (la reconnaissance, l'épreuve). Et il faudra pour cela aller plus loin que de se contenter de dresser une simple symptomatologie. Il va sans dire que la topographie affective et les implications de la manie sont suffisamment claires pour les "autorités" : une accélération du cours de la pensée (fuite d'idées), une humeur élevée (expansivité, insatiabilité, espièglerie et envie de jouer, gestes énergiques, agitation); hypersensibilité (excitation, provocation, propension immanente à partir au quart de tour); hyper-expressivité (débordement de langage et de débit de parole); intentionnalité et orientation des plus strictes (rigidité exacerbée, cibles précises); insomnie (ultra-vigilance, concentration, distension de la perception du temps); triomphalisme (projection théâtrale de soi, exubérance, valorisation immense du but fixé); prise de risque (impulsivité, témérité, recherche destructrice de plaisir); filtrage psychique (lié à la schizophrénie, la bipolarité, au trouble obsessif-compulsif, aux illusions de grandeurs et de persécution).

Tout cela est bien beau mais complètement insuffisant. Non, il faut vouloir déchiffrer l'ultimatum sous ses propres termes.

Pour entreprendre son ingénieuse Psychanalyse du Feu, Gaston Bachelard est parti de vers de grands pyromanes (l'obsession du feu) et quand il a enquêté sur les pathologies secrètes de la pluie et du tonnerre il a invoqué les calamiteuses voix littéraires de brontomanes (l'obsession des tempêtes). Seules ces emphases textuelles pouvaient fournir les points d'entrée nécessaires en un domaine d'intériorité qui se forge lui-même un dehors radical.

Et où cela a mené ? A l'oblitération de la psyché même aux mains d'un nouveau paradigme du rêve nocturne: "Le rêve de la nuit ne nous appartient pas. Ce n’est pas notre bien. Il est, à notre égard, un ravisseur, le plus déconcertant des ravisseurs : il nous ravit notre être. Les nuits, les nuits n’ont pas d’histoire."(1) A l'intrigue, au vol et à l'effraction et à la défaite de l'esprit.

Bien loin des rêveries parisiennes de Bachelard, le romancier lybien Ibrahim Al Koni creuse ses propres définitions d'autres mondes dans ses méditations sur le désert. Quand il fixe la région aride qui s'étend devant lui - son excès, son gâchis, ses nombreuses natures stériles - une fine ligne se trace entre ambulomanie (l'obsession de marcher)  et l'androcide (l'extermination de la race humaine). Ce qui semble au premier regard n'être que des allégories peuplées de devins, d'anciens des tribus, de bergers et de bédouins sont en fait des hymnes à un code saharien plus profond. Au sein d'un véritable mausolée d'écriture, il suffit de deux passages cryptiques tracés par les mains d'un vieux conteur, pour montrer la voie.

D'abord le désir (d'errer, de dériver, de digresser sans but) doit être inscrit :

"Le désert c'est un paradis. La civilisation, une ville sans âme, c'est l'enfer. [...] La communauté humaine est très tôt divisée en deux tribus, si différentes qu'on aurait pu dire qu'elles viendraient de deux mondes complètement différents. Cela a évolué au fil du temps et nous a donné la tribu des nomades et la tribu des sédentaires. Le capital de la tribu nomade c'était la liberté. N'ayant pas d'attaches à un endroit défini, ils se sont tournés vers la contemplation ... Le capital du peuple des sédentaires c'était la possession et tous les désastres que la possession entraîne à coup sûr [...] Voilà pourquoi l'esprit chez les sédentaires est mort."(2)

Puis le moment de faire périr :

"Alors Caïn escalada le rocher sur le côté le plus plat, et dans un rire sauvage face au soleil, il se pencha sur la tête du berger qui pendait là. Le prenant par la barbe, il passa le couteau sous son cou d'un geste exercé du meurtrier de tous les troupeaux de gazelles de l'Hamada Rouge [...] Les djinns attachés dans leurs grottes répandirent leurs lamentations et la montagne se déchira. La face du soleil devint sombre et les rives de l'oued s'évanouissairent dans le désert éternel. Le meurtrier jeta la tête sur une pierre plate en face du rocher [...] La tête coupée du corps murmura : "Le fils d'Adam ne sera rempli que de poussière." (en attente d'accéder à la tradition éditée du Saignement de la Pierre d'Ibrahim Al Koni).

Nous écoutons chaque ligne avec attention, car l'auteur prend garde à dénoter les nombreux hurlements et glapissements de la part d'observateurs postés en périphérie, bien qu'il n'y ait aucun cris ou gémissement ni même la moitié d'un soupir qui ne s'échappe des lèvres du supplicié. Aucun lexique, aucune émanation de résistance, rien, car la nécessité et le coût sacrificiel de cet évènement est tacitement accepté.

C'est le silence euphorique du martyr.

Il nous faut alors qualifier de presque parfaite, l'injonction du réalisateur d'A Bout de Souffle : "Devenir immortel et puis mourir."

Ou mieux encore, il nous faut le faire résonner avec encore plus de gravité ; "Faire mourir et ainsi devenir immortel". Voilà ce à quoi il faut se préparer à commettre pour honorer l'objet final de la passion : torrent-intensité, apparition, ce transfert intime ou cette déportation ne peut s'accomplir qu'à travers les échafauds. 

Voilà comment "la seule vraie chose" (elle même toujours conjuration) gagne son éternalité.
Même les contes pour enfant révèlent l'intersection permanente du beau et du grotesque qui mènent aux destinations omnicidaires. Quand on est perdu dans les bois ou que l'on plonge dans le terrier du lapin blanc vers le pays des merveilles, il n'y a plus de catégories morales d'apparences (le méchant peut être ravissant, le héros hideusement déformé) mais plutôt des vecteurs intimidants de conspiration et de combat. Et bien qu'ils semblent parfois former des dichotomies entre le bien et le mal, ils travaillent de concert au service de l'informité qui entoure ces histoires.

La première règle de l'imaginaire : les enfants qui s'enfuient sont à la fois effrayés et rivés par des formes telles qu'ils ou elles n'en ont jamais vu auparavant, qui les pourchassent à travers la désolation vers ce qu'il y a au delà et qui en réalité ici et maintenant.

Deuxième règle de l'imaginaire : les enfants qui s'enfuient perçoivent la tendance qu'ont tous les charmes à se révéler fatals, que toutes les fascinations peuvent devenir omnicidaires si le temps et l'opportunité leur étaient laissées.

C'est ainsi que cette enquête archéologique tirant un fil de pensée fragile très particulier nous positionne au point où l'on part du monde, et où l'on emporte le monde avec soi, dans une glissade vers l'infinitésimal.
La dernière conflagration s'étend des dernières flammes d'une braise esseulée, d'une allumette craquée une nuit à travers la métaphysique d'un amant ou d'une amante (des escaliers, des miroirs, des diagrammes, des horloges, des fantômes, de l'or etc...)

N'importe quel chose peut servir à défaire le tout, chaque facette de chaque souhait a priori innocents, qui ayant atteint sa plus haute élévation, glisse inexorablement vers le degré zéro où personne ne vit - autrement dit le Quelqu'un devenu Personne. Car il ne faut pas s'y tromper, Ça vit là, se nourrit là, se délecte et meurt là. Ça tiens le trousseau de clefs et s'écroule sous leur poids. Le maniaque est peut-être le seul à véritablement tenir sa promesse.

samedi 9 mai 2020

INTRODUCTION


INTRODUCTION

I.

Une nuit parmi tant d'autres, un homme met le feu à un bâtiment ou un village au hasard, puis se met à danser. Quelle persuasion a transformé cet improbable dessein en une possibilité incarnée, à ce point qu'elle en devienne la marque de sa touche ?

Un autre, en enfilant de longues robes d'auto-déification, convoque une milice ou une légion occulte. Quels principes populaires, quel théologie totémique peut donc avoir amené cette série incompréhensible à la surface de son esprit-corps ?

Une femme se déclare l'ennemie de quelques dieux archaïques et fait remonter la lame de son poignard sacré dans son avant-bras, le lacérant. Qu'est-ce qui l'autorise à percer les cieux ?

Ces questions doivent trouver une réponse, égard à tous ; elles doivent être approchées à travers un practicum détaillé de manie, puis délibéré vers inflexion, gestation et incision.

Omnicide : le meurtre de tout. Quel enchantement miniaturiste amènerait quelqu'un à mettre fin au monde. A l'heure où des actions "catastrophiques" initiés par quelque obscure figure (rebelle, mystique, insurgée, félonne, artiste) la panique socio-discursive qui découle de ces actes sert seulement à drapper la question la plus pressante de comment ces gens ont pu être capable d'une telle chose - comment non pas dans une éruption de morale scandalisée, mais dans le sens d'une prédestination d'une inévitabilité accomplie.

Quels mots ou impulsions ont effectué la tâche vitale d'incomber ces actes ?
Nous devons donc commencer à compiler un inventaire de désillusions incandescentes - les dérangements personnels, mythes, histoires et légende qu'on doit se raconter avant de devenir un dangereux phénomène (une base de donnée maniaque).

Il ne faudrait rien de moins qu'un catalogue de réinventions folles de subjectivités dans un monde déjà fou, transpirant sous la guidance de celles et ceux qui s'égarent eux-même : celles et ceux qui revendiquent des honneurs autres, des missions et des généalogies en création.

Là doivent converger toutes les narrations et généalogies du soi les plus périlleuses qui transformerait une femme ou un homme en armement, en engin explosif improvisé, toutes les manipulations précautionneuses qui fournissent la base précise d'une licence philosophique à outrepasser.

Le mensonge devient alors une méthodologie-de-l'au-delà, un calcul malin, une formule d'invocation, d’exécution et de concrétion ; une anormalité exponentielle; le semblant exact qui occasionne la blessure, enfonçant l'indéniable dans une torsion qui nous plie au travers du dos.

Quelque soit la justification qui marche, quelque soit le tournant hypnotique qui accomplisse les choses.

Pour cela nous devons apprendre à fluidifier les métriques autrement rigides de l'indisputable. Comme dit l'adage : on ne peut pas polémiquer avec un résultat.


En essence, nous cherchons une archive pour nous aider à examiner comment l'on peut se convaincre d'arriver à des conclusions autres que celles du sens commun, à étudier l'architecture trompeuse de la pensée que l'on se construit autour de sa propre image pour devenir un déviant ou un grain de sable menaçant les équilibres.

Hypocrite, charlatane : cette identité s'est offerte en tribut aux plus puissantes contre-vérités.

Le costume hypnotisant que la perception doit porter afin de renverser le régime d'une existence héritée (fiction individuelle contre fiction universelle) mi-sorcellerie, mi-forge. On pourrait appeler ce processus un "devenir-iréel".

La modernité elle-même, au moment d'entrer dans l'âge de la simulation, a apparemment ouvert la boîte de Pandore, nous laissant prompts à être dévoré, comme ça le semblerait par des humains-devenus-visions (figure du doublement impensable).

En conséquence il suffira de cosmologies aériennes pour développer ce que nous allons développer ici (des cosmologies du souffle, du vent et de la fumée pâle).

C'est le nouveau théâtre de la guerre, en pleine fabrication de sublimités malicieuses. Ce n'est plus le seigneur de guerre qui deviens cauchemar, c'est le cauchemar qui deviens seigneur de guerre. La colère de l'abstraction, le hoquet millénariste. La bonne fable suffit à tout mettre en danger.

L'ancienne incantation araméenne - Abra Cadabra - (Je crée ce que je dis) pourrait être le nom de ce qui distingue radicalement le sujet omnicidaire (pratiquant l'ensorcellement) dont la langue-qui-devient-main-qui-devient-monde, du sujet trop-humain de l'époque actuelle qui s'enfonce toujours plus dans un degré médian d'affect.

Cette distinction n'est rien de moins qu'une confrontation sismique entre les asservis d'un vieil ordre mondial et historique du réel et les éveillés envigorés de cette volonté de faire illusion, et les échafaudages conceptuels qu'ils se construisent furieusement : des émergences disparues contre des disparitions émergentes, la paralysie nihiliste contre le ravissement nihiliste, le sérieux ironique contre une sévérité artificielle, la conformité démocratisée contre l'aristocratie apocalyptique.

La terreur de ces derniers (apologues du brouillard postmoderne) est que la thématisation d'un phénomène témoigne de l'obsolescence du phénomène en lui-même, de façon à ce qu'une notion ne peut-être énoncée qu'une fois son arrêt de mort signé. Dans ce contexte, l'avènement de la pensée marque l'évanouissement irréversible de la possibilité : on ne peut conceptualiser révolution qu'une que de véritables révolutions aient cessées d'exister, l'inconscient ne devient plausible qu'une fois qu'il se soit mis à s'amenuiser de la strate psychique, et le futur n'est sensible à la théorisation une fois seulement qu'il ait disparu des rayons du magasin.

De l'autre côté, on a la conviction omnicidaire (celle du compulsif, de l'excité) que chaque idée nouvelle signale l'approche, le nuage de mauvaise augure et le déchaînement de l'attaque d'une exception qui nous enfoncera l'incombustible, l'apyre au cœur, ce qui ne peut être accepté car cela voudrait dire accepter l'extinction de notre race toute entière.
Dans ce second contexte, la pensée scellerait des potentialités indésirables dans l'infestation de toute chose : car ces parangons et images n'apparaitraient qu'une fois l'horizon terrible à l'aube de l'évènement ait déjà commencé à s'enflammer. 

Cela nous amène, dans les faits, à l'engagement performatif du néo-magique bien que défait de ses anciennes affiliations : le prophétique sans la transcendance (car aucune force supérieure ne doit intervenir), le miraculeux sans croyance (car aucun acte de foi n'est requis), le sacré sans loi (car aucune structure dogmatique ne peut dompter son arcade extasiée). Simplement sont engagées les plus maigres mixtures d'anomalie, de révélation et de désastre.

Et où pourrions nous chercher des illustrations tangibles par lesquelles naviguer dans ce labyrinthe de dynamisme omnicidaire ?

Il y a déjà des cartographies et des schémas d'éventualité fataliste (la quête de la ruine) à n'en plus compter dans l'histoire de la littérature mondiale moderne, et pratiquement à chaque fois on peut les trouver aux niveaux de la rencontre des stries de manie et de cruauté.

 L'arrivée d'une fixation mineure (une attraction de la contemplation fascinée vers quelque objet, image, sensation ou caprice) s'étend de plus en plus et mute en une articulation létale, de manière à ce que le désir tombe en collusion instantanée avec ce qui peut causer la mort.

Dans La Chouette Aveugle, le chef d’œuvre de l'iranien Sadegh Hedayat, les étreintes les plus sanglantement écarlates d'iomanie (l'obsession du poison) s'infiltrent pour frayer le chemin d'un amicide (le meurtre d'un.e amant.e). Dans La Femme des Sables du Japonais Kobo Abe la descente vers l'ammomanie (l'obsession du sable) se réalise en une sorte d'hospiticide (le meurtre d'un.e hôte)

Dans La Couleur de l’Été du cubain Reinaldo Arenas, la montée de sa thalassomanie (l'obsession de la mer) amène un type particulièrement nerveux de nosticide (le meurtre de la patrie). Plus encore dans chacune des nouvelles de l'irakien Hassan Blasim, on peut localiser les nombreux croisements entre une certaine aggravation ou curiosité et l'escalade dans la palpitation d'une décision d'annihiler tout autour : dans une histoire, la mélomanie (l'obsession de la musique) culmine en un patricide (meurtre du père); dans une autre la bibliomanie (obsession d'un éditeur) amène à rendre inévitable un xénocide (le meurtre d'un étranger); dans une troisième histoire l'iconomanie (l'obsession des portraits et ici des images virtuelles) d'un conducteur d'ambulance fait naître en lui un mouvement autrement interdit qui le conduira au dominicide (le meurtre d'un maître) et au vaticide (le meurtre d'un prophète); et enfin dans une quatrième histoire, on peut suivre les pistes de collection de l'autonomatomanie (l'obsession des statues anthropomorphes) d'un jeune fou et ce qui l'entraine à un vaste urbicide (le meurtre d'une ville).

La liste se poursuit comme à travers un continuum infini : la dendromanie (l'obsession des forêts) de Franz Kafka, le duel de l'agromanie (des espaces ouverts) et de la clithromanie (des espaces clos) de Samuel Beckett, l'uranomanie (des cieux, paradis et divinités) d'Antonin Artaud; la somnomanie (du sommeil) de Yasunari Kawabata; la pétramanie de Yukio Misihima (des anciens monuments); la xyromanie (des rasoirs) de Sargon Boulus; la tératomanie (de monstruosité) d'Unica Zürn; la fumnomanie (l'obsession de la fumée) de Fernando Pessoa; la crystallomanie (des cristaux) de Clarice Lispector; la nihilomanie (du néant) de Laszlo Kraznahorkai.

Ce sont là des estimations circonscrites, certainement; il y a des réservoirs inépuisables de fanatisme, qui n'en dissimule pas moins l'orée d'un gouffre ou d'une abysse. Il faut se méfier des crevasses sous les eaux. L'équation de chacun de ces aventurées textuelles: d'un côté l'entransement, la séduction, l'ivresse; de l'autre l'extinction, la suffocation, le meurtre.

Aucune place forte ne demeure; aucune tyrannie ou droit à la permanence. Mais pourquoi est-ce que chacune de ces trajectoires fugitives de dévotion doivent tomber sous l'influence d'une pulsion prédatrice ? Le seul modèle d'apothéose est-il le somptueux, le nécrotique ? Si l'on s'en tiens à l'avertissement de Nietzsche que l'artiste "oublie la plupart des choses pour en faire une seule. Il est injuste envers ce qui est derrière lui[...]"(1), on peut commencer à comprendre l'équilibre chancelant, le sombre commerce, entre la soif du précisément particulier et la compulsion à éteindre.

De ce point de vue inéluctable, on peut concevoir de nombreuses motivations à l'omnicide : 1- pour faire offrande du monde appesanti à l'objet de la manie (afin d'offrande mortuaire). 2- pour enlever tous les obstacles de la voie à l'objet de la manie (par volonté de protection vigilante) 3- priver le monde de l'objet de la manie (pour accumuler, thésauriser par dépit) 4- pour élever l'objet de la manie à l'exclusivité finale (à une solitude incomparable).


Et ainsi chacun des exemples ci-dessus nous amène un réflexe d'inhalation-exhalation : plus spécifiquement, ensemble ils balisent les canaux toujours sinueux et pourtant viable entre un univers attractif (d'adoration, de vénération, d'intoxication et de stupeur) et un instinct primordial à engendrer l'oubli au delà de cet univers (à travers la haine, l'envie, l'indifférence, la rage ou l'oubli). Tel est le lien singulier entre la folie et la vengeance, une explication prescriptive pour les origines à la fois du terrorisme et de la poésie.
Dans chaque cas, il n'y a pas d'échappatoire à l'impératif d'étudier cette charade dans toute sa complexité mystifiante, marcher sur la corde tendue à travers laquelle un état de délire solitaire peut donner forme à une voie dérobée vers l'effacement du monde.

Le Mouvement de la Cause Perdue.






(1) : De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie, Friedrich Nietzsche, 1874, 1,





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III 10:10 Méthodes pour entrer en folie L'approche qu'il convient d'adopter pour un livre des manies est de montrer sa détermi...